Le Derby du Kentucky
est décadent et dépravé (2/2)
(the kentucky derby is decadent and depraved)
Traduction française, libre et approximative,
décadente et dépravée par gonzolation.
Plus tard dans l'après-midi du vendredi, nous nous sommes rendus sur le balcon de la tribune de presse et j'ai essayé de décrire la différence entre ce que nous voyions aujourd'hui et ce qui pourrait se passer demain. C'était la première fois que je me rendais à un Derby depuis dix ans, mais avant ça, lorsque je vivais à Louisville, j'avais l'habitude d'y aller chaque année. Désormais, en regardant vers le bas depuis la tribune de presse, je fixais la vaste prairie herbeuse entourée par la piste. « Tout ce truc, » dis-je, « va être envahi de gens ; cinquante mille au moins, et la plupart d'entre eux titubant d'ivresse. C'est une scène fantastique – des milliers de personnes s'évanouissant, pleurant, copulant, se piétinant les uns les autres et se battant avec des bouteilles de whiskey cassées. Il faudra que nous passions un peu de temps là-bas, mais il est difficile de se déplacer, trop de gens.
« Est-ce un endroit sûr ? » « Pourrions-nous jamais revenir ? »
« Bien sûr, » dis-je. « Nous aurions juste à prendre garde de ne pas marcher sur l'estomac de quelqu'un et commencer une bagarre. » Je haussais les épaules. « Bordel, cette vision du club juste au dessous de nous sera presque aussi horrible que l'intérieur de la piste. Des milliers d'ivrognes délirants et trébuchants, devenant de plus en plus furieux tandis qu'ils perdront de plus en plus d'argent. Au milieu de l'après-midi, ils boiront goulument des mint juleps des deux mains et se vomiront les uns sur les autres entre chaque course. L'endroit tout entier sera envahi de corps humains, épaule contre épaule. Difficile de se déplacer. Les allées seront glissantes de vomi ; des gens tombant par terre et s'accrochant à vos jambes pour ne pas être piétinés. Des ivrognes se pissant dessus dans les files d'attente des paris. Jetant de pleines poignées d'argent et se battant pour les ramasser. »
Il parut si nerveux que j'en riais. « Je ne fais que plaisanter, » dis-je. « Ne vous en faites pas. Au premier signe de complication, je vais commencer à pomper cette « Chemical Billy » dans la foule. »
Il avait réalisé quelques bons croquis, mais nous n'avions jusque là toujours pas vu ce type de visage particulier dont nous aurions besoin pour un dessin au plomb. C'était un visage que j'avais aperçu un millier de fois à chaque Derby où je m'étais rendu. Je le voyais, dans ma tête, tel le masque de la noblesse du whiskey – un prétentieux mélange de picole, de rêves manqués et d'une crise d'identité en phase finale ; l'inévitable résultat d'un excès de consanguinité dans une culture fermée et ignorante. L'une des règles essentielles dans l'élevage des chiens, des chevaux ou de tout autre type de pur-sang est que la proche consanguinité tend à amplifier les points faibles d'une lignée tout comme ses points forts. Dans l'élevage de chevaux, par exemple, il y a un risque certain dans la reproduction de deux chevaux rapides qui sont tous deux un peu fous. La progéniture sera vraisemblablement très rapide mais aussi très caractérielle. Donc le truc pour l'élevage des pur-sang consiste à conserver les bons traits et filtrer les mauvais. Mais l'élevage d'humains n'est pas aussi sagement supervisé, en particulier dans une société du Sud étriquée où la plus étroite sorte de consanguinité n'est pas seulement élégante et acceptable, mais encore plus pratique – pour les parents – comme un moyen de laisser leur progéniture libre de choisir leur propre conjoint, selon leurs propres raisons et comme bon leur semble. (« Nom de Dieu, vous avez entendu au sujet de la fille de Smitty ? Elle est devenu folle à Boston la semaine dernière et a épousé un nègre ! »)
Donc le visage que j'essayais de trouver à Churchill Downs cette semaine était un symbole, dans mon propre esprit, de la culture atavique entièrement vouée à l'échec qui faisait du Derby du Kentucky ce qu'il était.
Sur le chemin du retour vers le motel après les courses du vendredi, je mettais Steadman en garde au sujet des autres problèmes auxquels nous aurions à faire face. Aucun d'entre nous n'avait apporté de drogues illicites étranges, alors nous devrions faire avec la picole. « Vous devez garder à l'esprit, » dis-je, « qu'au moins chaque personne à qui vous parlez à partir de maintenant sera saoule. Les gens qui semblent très agréables à première vue pourraient soudainement se jeter sur vous sans la moindre raison. » Il hocha la tête, regardant droit devant. Il semblait devenir un peu engourdi et j'essayais de lui remonter le moral en l'invitant à dîner ce soir-là, avec mon frère.
De retour au motel nous avons parlé un moment de l'Amérique, des pays du Sud, de l'Angleterre – en se relaxant un peu avant le dîner. Il n'y avait aucun moyen pour nous de nous en douter, à ce moment-là, que ce serait la dernière conversation normale que nous aurions. A partir de cet instant, la semaine devint un vicieux cauchemar en état d'ivresse. Nous nous sommes tous les deux complètement effondrés. Le problème principal était mon ancien attachement à Louisville, qui conduit naturellement à des rencontres avec de vieux amis, parents, etc., beaucoup d'entre eux étaient en train de tomber en morceau, devenant fous, en plein divorce, en train de craquer sous la pression de dettes terribles ou récupérant d'un mauvais accident. En plein milieu de l'action totalement frénétique du Derby, un membre de ma famille avait dû être interné. Cela avait ajouté un certain nombre de contraintes à la situation, et depuis, le pauvre Steadman n'avait pas d'autre choix que d'encaisser tout ce qui se présentait à lui, il fut soumis à un choc après l'autre.
Un autre problème était sa manie de faire des croquis de gens qu'il rencontrait dans les différentes situations sociales dans lesquelles je l'entraînais – puis à leur donner ses croquis. Le résultat était toujours malheureux. Je l'avais prévenu plusieurs fois concernant le fait de laisser les sujets voir ses épouvantables interprétations, mais pour une raison perverse, il a continué de le faire. En conséquence, il était considéré avec crainte et répugnance par presque tous ceux qui avaient vu ou même entendu parler de son travail. Il n'arrivait pas à le comprendre. « C'est une sorte de plaisanterie, » répétait-il. « Parce qu'en Angleterre c'est tout à fait normal. Les gens ne sont pas offensés. Ils comprennent que je ne fais que les caricaturer un peu. »
« Aux chiottes l'Angleterre, » dis-je. « On est au milieu de l'Amérique. Ces gens considèrent ce que vous leur faites comme une brutale et bilieuse insulte. Regardez ce qui s'est passé hier soir. J'ai bien cru que mon frère allait vous arracher la tête. »
Steadman secoua tristement la tête. « Mais je l'aimais bien. Il me semble être un type honnête très convenable. »
« Ecoutez, Ralph, » dis-je. » « Soyons sérieux. C'était un dessin véritablement horrible que vous lui avez donné. C'était le visage d'un monstre. Ca a très salement pesé sur ses nerfs. » Je haussais les épaules. « Pourquoi diable pensez-vous que nous avons quitté le restaurant aussi vite ? »
« Je pensais que c'était à cause de la Mace, » dit-il.
« Quelle Mace ? »
Il sourit. « Quand vous l'avez utilisé sur le maître d'hôtel, vous ne vous souvenez pas ? »
« Bordel, c'était rien ça, » dis-je. « Je l'ai raté... et nous partions, de toute façon. »
« Mais ça s'est entièrement répandu sur nous, » dit-il. « La pièce était remplie de ce maudit gaz. Votre frère éternuait et sa femme s'est mise à pleurer. J'ai eu mal aux yeux pendant deux heures. Je ne pouvais même plus dessiner quand nous sommes rentrés à l'hôtel. »
« C'est vrai, » dis-je. « Le merdier l'a touché à la jambe, non ? »
« Elle était en colère, « dit-il.
« Ouais... bon, okay... Disons simplement que nous avons merdé tous les deux sur ce coup-là, » dis-je. « Mais à partir de maintenant essayons d'être prudents lorsque nous serons en présence de personnes que je connais. Vous ne leur ferez pas de croquis et je ne les gazerai pas. Nous allons juste essayer de nous détendre et de nous saouler. »
« Très bien, » dit-il. « Nous nous conduirons en autochtones. »
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A la base, j'avais demandé une iroquoise...
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C'était samedi matin, le jour de la Grande Course, et nous avions pris le petit-déjeuner dans un palace en plastique du hambuger appelé le Fish-Meat Village. Nos chambres étaient juste en face de la route, dans le Brown Suburban Hotel. Ils avaient une salle à manger, mais la nourriture était si mauvaise que nous ne pouvions plus en absorber. Les serveuses semblaient souffrir de périostite tibiale ; elles se déplaçaient très lentement, en gémissant et en maudissant les « bronzés » de la cuisine.
Steadman aimait bien le Fish-Meat parce qu'ils avaient du fish and chips. J'ai préférais le « French toast », qui avait de la vraie pâte à pancakes, frits à la bonne épaisseur, puis hachées avec une sorte d'emporte-pièce pour les faire ressembler à des morceaux de pain grillé.
Passés la boisson et le manque de sommeil, notre seul réel problème à ce moment-là était la question de l'accès au club. Finalement, nous avons décidé d'aller de l'avant et de voler deux pass, si nécessaire, plutôt que de manquer cette partie de l'action. Ce fut la dernière décision cohérente que nous fûmes capables de prendre pour les prochaines quarante-huit heures. A partir de là – quasiment dès l'instant où nous avons commencé à nous rendre sur la piste – nous avons totalement perdu le contrôle des évènements et passé le reste du week-end à baratter dans les horreurs d'un océan d'ivrognes. Mes notes et souvenirs de Jour du Derby Day sont quelque peu brouillés.
Mais maintenant, en parcourant le grand cahier rouge que je transportais tout au long de cette scène, je comprends plus ou moins ce qui s'est passé. Le livre en lui lui-même est un peu déchiré et plié ; certaines pages sont arrachées, d'autres sont racornies ou tachées par ce qui semble être du whiskey, mais pris dans son ensemble, avec des éclairs de mémoire sporadiques, les notes semblent raconter ce qui s'est passé. À savoir :
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Encore une journée où j'aurais dû rester couché...
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De la pluie toute la nuit et jusqu'à l'aube. Nous n'avons pas dormi. Mon Dieu, nous y voilà, un cauchemar de boue et de folie… Mais non. A midi, le soleil est brûlant – journée parfaite, pas trop humide.
Steadman est désormais inquiet au sujet du feu. Quelqu'un lui a dit que le club avait pris feu il y a deux ans. Cela pouvait-il se reproduire ? Horrible. Piégés dans la tribune de presse. Holocauste. Une centaine de milliers de personnes en train de se battre pour essayer de sortir. Des ivrognes hurlants dans les flammes et la boue, chevaux affolés courant sauvagement. Aveugle au milieu de la fumée. La tribune s'effondrant dans les flammes avec nous au sommet. Le pauvre Ralph est sur le point de craquer. Buvant lourdement, au Haig & Haig.
A l'extérieur de la piste dans un taxi, évitant ces horribles parkings devant chez les particuliers, $25 la place, des vieux édentés avec de grosses pancartes : STATIONNEMENT ICI, en mettant des repères sur les voitures de la cour. « C'est bien, mon garçon, ne t'en fais pas pour les tulipes. » Un épi sur la tête, droit comme un massif de roseaux.
Trottoirs remplis de gens allant tous dans la même direction, vers Churchill Downs. Enfants transportant doudous et rafraîchissements, ados branchés dans des shorts roses et moulants, pas mal de noirs... des types noirs portant des feutres blancs avec des bandes en peau de léopard, des flics ondulant au milieu de la circulation.
La foule était dense sur plusieurs blocs autour de la piste ; très difficile de se déplacer dans la cohue, très chaud. Sur le chemin pour la zone de presse, juste à l'intérieur du club, nous sommes tombés sur une altercation de soldats transportant tous des matraques anti-émeute. Environ deux sections, avec des casques. Un homme qui marchait derrière nous dit qu'ils attendaient le gouverneur et sa petite fête. Steadman les regarda nerveusement. « Pourquoi ont-ils ces bâtons ? »
« Black Panthers, » dis-je. Puis je me rappelais ce bon vieux « Jimbo » à l'aéroport et je devinais ce qu'il était en train de penser à ce moment précis. Probablement très nerveux ; l'endroit fourmillait de flics et de soldats. Nous nous sommes pressés au milieu de la foule, à travers plusieurs portes, après le paddock où les jockeys faisaient sortir les chevaux pour les faire parader pendant quelques temps avant chaque course afin que les parieurs puisse avoir une bonne vue. Cinq millions de dollars seront pariés aujourd'hui. Des gagnants, et encore plus de perdants. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? L'entrée de la presse était envahie de gens essayant d'entrer, criant sur les gardes, brandissant d'étranges badges de presse : Chicago Sporting Times, Pittsburgh Police Athletic League... ils seront tous écartés. « Bouge de là mec, écarte-toi pour laisser travailler la presse. » Nous nous sommes glissés à travers la foule puis dans l'ascenseur, puis rapidement en haut pour le bar gratuit. Pourquoi pas ? Voilà qui est fait. Une journée très chaude, ne me sens pas bien, doit être à cause de ce climat pourri. La zone de presse était fraîche et bien aérée, une abondance de pièces dans lesquelles se déplacer et des places de balcon pour suivre la course ou observer la foule en bas. Nous avons pris des feuilles de paris et sommes allé à l'extérieur.
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Je crois que j'ai repéré une place à gauche...
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Visages roses avec d'élégantes démarches sudistes, vieux look universitaires, manteaux en crépon de coton et cols déboutonnés. « Les premiers bourgeons de la sénilité » (phrase de Steadman)... Déjà grillés, ou juste pas assez pour avoir déjà brûlés. Pas beaucoup d'énergie sur les visages, pas beaucoup de curiosité. Souffrant en silence, aucun endroit où aller après trente ans de cette vie, en se contentant de s'accrocher et d'amuser les enfants. Laissez la jeunesse s'amuser comme ils peuvent. Pourquoi pas ?
La grande faucheuse apparaît tôt, dans cette ligue... des banshees sur la pelouse la nuit, hurlant là-bas près de cette statue de nègre en acier en vêtements de jockey. Peut-être que c'est lui qui hurle. Mauvais DMT et trop de grognements au club de bridge. Descente en même temps que le marché boursier. Oh doux Jésus, le garçon a saccagé sa voiture neuve, encastrée dans la grande colonne de pierre au bas de l'allée. Une jambe cassée ? Les yeux hagards ? Le renvoyer à Yale, ils peuvent soigner n'importe quoi, là-bas.
Yale ? Vous avez lu le journal d'aujourd'hui ? New Haven est assiégé. Yale grouille de Black Panthers... Je vous le dis, colonel, le monde est devenu fou, complètement stone. On m'a dit qu'une putain de gonzesse allait courir le Derby, aujourd'hui.
J'ai laissé Steadman dessiner au Paddock bar et suis parti placer nos paris sur la quatrième course. Lorsque je suis revenu, il fixait un groupe d'hommes installé autour d'une table non loin de là. « Doux Jésus, regardez la corruption de ce visage ! » chuchota-t-il. « Observez la folie, la peur, la cupidité ! » Je jetai un oeil, puis tournais rapidement le dos à la table qu'il était en train de dessiner. Le visage qu'il avait choisi de dessiner était le visage d'un vieil ami à moi, une vedette de football américain de l'école préparatoire au bon vieux temps avec une Chevy rouge vif décapotable et un excellent coup de main, disait-on, pour dégrafer les soutien-gorge 85B. On l'appelait « Cat Man. »
Mais maintenant, une douzaine d'années plus tard, je ne l'aurais pas reconnu ailleurs qu'ici, où je pouvais en effet m'attendre à le voir, au Paddock bar le Jour de Derby... de gros yeux obliques et le sourire d'un maquereau, costume bleu en soie et ses amis ressemblant à des guichetiers de banque en noce.
Steadman voulait voir des colonels du Kentucky mais il n'était pas sûr de savoir à quoi ils ressemblaient. Je lui ai dit de retourner aux toilettes pour hommes du club et de chercher des hommes en costume en lin blanc vomissant dans les urinoirs. « Ils ont généralement de grosses taches brunes de whiskey sur le devant de leurs costumes, » dis-je. « Mais regardez les chaussures, c'est l'astuce. La plupart d'entre eux parviennent à éviter de se vomir sur leur propre costume, mais ils ne manquent jamais leurs chaussures. »
Dans un box non loin du nôtre se trouvait le colonel Anna Friedman Goldman, Président et Gardien du Grand Sceau de l'Ordre d'Honneur des Colonels du Kentucky. Chacun des 76 millions de colonels du Kentucky ou presque ne pourrait pas venir au Derby cette année, mais beaucoup d'entre eux avaient gardé la foi, et quelques jours avant le Derby, ils s'étaient réunis pour leur dîner annuel à l'Hôtel Seelbach.
Le Derby, la vraie course, était prévue en fin d'après midi, et l'heure magique approchant, j'ai suggéré à Steadman que nous devrions peut-être passer un peu de temps au milieu de la piste, cette mer bouillonnante de gens en travers de la piste du club. Il semblait un peu nerveux à ce sujet, mais puisque aucune des choses horribles dont je l'avais mis en garde n'étaient arrivées jusque-là – pas d'émeutes raciales, de tempêtes de feu ou d'attaques sauvages d'ivrognes – il haussa les épaules et dit : « Bien, allons-y. »
Pour y arriver nous avons dû passer par de nombreuses portes, chacune d'entre elles était pire que la précédente, puis par un tunnel qui passait sous la piste. Sortir du tunnel fut un tel choc culturel qu'il nous fallu un moment pour nous y adapter. « Dieu tout-puissant ! » murmura Steadman. « C'est un... Doux Jésus ! » Il plongea en avant avec son petit appareil photo, enjambant les corps, et je l'ai suivi, essayant de prendre des notes.
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Saurez-vous trouver Charlie ?
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Le chaos total, pas moyen de voir la course, même pas la piste... personne ne s'en soucie. Longues files d'attente aux guichets extérieurs, qui reculent ensuite pour voir les numéros gagnants sur le grand panneau, comme dans un bingo géant.
De vieux noirs discutant au sujet des paris ; « Attendez, là, je m'en occupe » (en agitant une pinte de whiskey, avec une pleine poignée de billets d'un dollar) ; une fille portant sur le dos un T-shirt disant, « Volé à la prison de Fort Lauderdale. » Des milliers d'adolescents, chantant en groupe « Let the Sun Shine In, » dix bidasses gardant le drapeau américain et un gros ivrogne portant un maillot de football de jersey (N° 80) titubant avec une pinte de bière à la main.
Pas d'alcool vendu ici, trop dangereux... pas de toilettes non plus. Muscle Beach... Woodstock... de nombreux flics avec des matraques anti-émeute, mais aucun signe d'émeute. Ce qui se trouve plus loin au travers de la piste du club ressemble à une carte postale du Derby du Kentucky.
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Retour vers la biture...
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Nous sommes retournés au club pour regarder la grande course. Lorsque la foule se tint face au drapeau pour chanter "My Old Kentucky Home", Steadman se tourna vers à la foule et dessina frénétiquement. Quelque part en haut dans les box une voix hurla, « Tourne-toi, espèce de taré poilu ! » La course en elle-même n'avait duré que deux minutes, et même avec nos sièges super privilégiés et en utilisant des jumelles par 12, il n'y avait aucun moyen de voir ce qui arrivait réellement à nos chevaux. Holy Land, le cheval de Ralph, trébucha et perdit son jockey au dernier virage. Le mien, Silent Screen, menait le peloton jusqu'à la dernière ligne droite mais arriva cinquième à l'arrivée. Le gagnant fut un 16 contre 1 appelé Dust Commander.
Les moments d'après course ont pris fin, la foule a déferlé en direction des sorties, en se ruant vers des taxis et des bus. Le Courier du lendemain parlait des violences sur l'aire de stationnement ; des gens avaient été frappés puis piétinés, des poches avaient été vidées, enfants perdus, bouteilles lancées. Mais nous avons manqué tout ça, nous étant retirés dans le box de la presse pour boire quelques verres d'après-course. A ce moment-là, nous étions tous les deux à moitié dingue à cause d'un excès de whiskey, fatigue due au soleil, choc de culture, manque de sommeil et désagrégation totale. Nous avons squatté le box de la presse suffisamment longtemps pour assister à une interview de masse avec le propriétaire gagnant, un petit homme chic appelé Lehmann qui dit qu'il était arrivé à Louisville pas plus tard que ce matin en venant du Népal, où il avait « fait empailler un tigre d'une taille record. » Les journalistes sportifs murmuraient leur admiration et un serveur remplissait le verre de Lehmann avec du Chivas Regal. Il a simplement remporté 127 000 $ avec un cheval qui lui avait coûté 6 500 $ il y a deux ans. Il était, disait-il, un « entrepreneur à la retraite. » Et puis il ajouta, avec un grand sourire, « Un simple retraité. »
Le reste de la journée se brouilla jusqu'à la folie. Le reste de cette nuit-là aussi. Tout comme la journée et la nuit du lendemain. Des choses si horribles arrivèrent, que je ne peux même pas me résoudre à y repenser à l'heure actuelle, et encore moins à les poser sur papier. J'eus de la chance de m'en sortir finalement. L'un de mes souvenirs les plus clairs de cette vicieuse période est celui où Ralph, étant attaqué par mon vieil ami dans la salle de billard du Pendennis Club au centre-ville de Louisville le samedi soir. L'homme avait déchiré sa propre chemise jusqu'à la taille, avant de s'apercevoir que Ralph en avait après sa femme. Aucun coup ne fut porté, mais les répercutions émotionnelles furent énormes. Puis, comme une sorte d'horreur finale, Steadman mit sa plume diabolique en action et essaya d'arranger les choses en faisant un petit croquis de la jeune fille qu'il avait été accusé d'avoir bousculé. Cela marqua pour nous la fin du Pedennis.
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And the winner is...
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A un moment autour de dix heures trente lundi matin, je fus réveillé par un bruit de grattement à ma porte. Je me suis penché hors du lit et ai tiré le rideau en arrière, juste assez pour voir Steadman à l'extérieur. « Putain qu'est-ce que vous voulez ? » criais-je.
« Que diriez-vous de prendre un petit déjeuner ? » dit-il. Je me précipitais hors du lit et essayais d'ouvrir la porte, mais elle fut bloquée par la chaîne et claqua à nouveau. Je ne pouvais pas venir à bout de cette chaîne ! Ce truc ne sortirait pas de la charnière – alors je l'ai arraché du mur avec un coup vicieux sur la porte. Ralph ne cilla pas. « Pas de chance », avait-il murmuré.
Je pouvais à peine le voir. Mes yeux étaient gonflés, presque fermés, et la soudaine explosion de lumière du soleil à travers la porte me laissa stupéfait et sans défense comme une taupe malade. Steadman marmonnait au sujet d'un mal au coeur et d'une chaleur terrible ; je retombais sur le lit et essayais de me concentrer sur lui pendant qu'il se déplaçait à travers la pièce de façon très distraite pendant quelques instants, puis il s'élança tout à coup vers le seau de bière pour se servir une Colt. 45. « Jésus Christ, » dis-je. « Vous êtes en train de perdre le contrôle »
Il hocha la tête et retira la capsule, buvant une grande gorgée. « Vous savez, c'est vraiment horrible, » dit-il finalement. « Je dois quitter cet endroit... » il secoua la tête nerveusement. « L'avion décolle à trois heures et demie, mais je ne sais pas si j'y arriverai à temps. »
Je l'avais à peine écouté. Mes yeux s'étaient finalement suffisamment ouverts pour que je puisse me concentrer sur le miroir de l'autre côté de la pièce et je fus stupéfait par le choc en me reconnaissant. Pendant un instant confus j'avais pensé que Ralph avait amené quelqu'un avec lui – un modèle pour l'un de ces visages spéciaux que nous étions venus chercher. Il était là, mon Dieu – une caricature en proie à la maladie, enflée et ravagée par l'alcool... comme une version dessin animé d'une vieille photo de d'album d'une très fière mère de famille. C'était le visage que nous étions venus chercher – et c'était bien sûr le mien. Horrible, horrible...
« Peut-être que je devrais dormir un peu plus longtemps, » dis-je. « Pourquoi n'iriez-vous pas du côté du Fish-Meat pour manger un peu de ces fish and chips pourris ? Vous reviendrez me chercher vers midi. Je me sens trop proche de la mort pour descendre dans la rue à cette heure-ci. »
Il secoua la tête. « Non... non... je crois que je vais retourner en haut et travailler sur ces dessins pendant un moment. » Il se pencha pour apporter deux autres canettes du seau de bière. « J'ai essayé de travailler tout à l'heure, » dit-il, « mais mes mains n'arrêtaient pas de trembler... C'est terrible, terrible. »
« Vous devez arrêter de boire, » dis-je.
Il hocha la tête. « Je sais. C'est pas bon, pas bon du tout. Mais d'une certaine façon ça me fait me sentir mieux... »
« Pas pour longtemps, » dis-je. Vous allez probablement sombrer dans une sorte d'hystérie au DMT dès ce soir – probablement juste au moment où vous descendrez de l'avion à Kennedy. Ils vont vous agrafer à une camisole de force et vous traîner dans les Tombs, puis vous frapper les reins avec de grosses matraques jusqu'à ce que vous vous soyez repris. »
Il haussa les épaules et migra à l'extérieur, refermant la porte derrière lui. Je suis retourné au lit pour au moins une heure de plus, et plus tard – après mon habituel jus de pamplemousse, je courrais au Nite Owl Food Mart – on prit notre dernier repas au Fish-Meat Village : un excellent déjeuner à base de pâtes et d'abats de boucher, frits dans une graisse épaisse.
A ce moment là Ralph n'avait pas commandé de café ; il n'arrêtait pas de redemander de l'eau. « C'est la seule chose qu'ils ont ici qui convienne à la consommation humaine, » expliqua-t-il. Puis, avec plus ou moins une heure à tuer avant qu'il ait à prendre son avion, nous avons étalé ses dessins sur la table et réfléchi dessus un moment, en se demandant s'il avait saisi l'esprit juste de la chose... mais nous n'arrivions pas à décider nos cerveaux. Ses mains tremblaient si méchamment qu'il eut du mal à tenir le papier, et ma vision était si floue que je pouvais à peine voir ce qu'il avait dessiné. « Merde, » dis-je. « On a l'air pire que tout ce que vous avez dessiné ici. »
Il sourit. « Vous savez – j'ai réfléchi là-dessus, « dit-il. « Nous sommes descendus ici pour assister à cette scène terrible : des gens tous bourrés déconnectés de leur propre cerveau et se vomissant dessus et tout le reste... et maintenant, vous savez quoi ? C'est notre tour... »
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Doux Jésus... Mais c'est moi ?!?...
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La grande Pontiac Ballbuster bataillait au milieu de la circulation de l'autoroute. Un bulletin d'informations à la radio annonce que la Garde Nationale est en train de massacrer des étudiants à Kent State et que Nixon bombarde le Cambodge. Le journaliste conduit, ignorant son passager qui est maintenant presque nu après avoir enlevé la plupart de ses vêtements, qu'il maintient à l'extérieur de la fenêtre, essayant d'en retirer le Mace en les nettoyant avec le vent. Ses yeux sont rouge vif et son visage et sa poitrine sont imbibés de la bière qu'il a utilisé pour rincer l'épouvantable produit chimique sur sa chair. L'avant de son pantalon en laine est imbibé de vomi ; son corps est secoué de quintes de toux et de furieux sanglots suffocants. Le journaliste lance la grosse voiture à travers la circulation jusqu'à un emplacement en face du terminal, puis il parvient à ouvrir la porte du côté passager et pousse l'Anglais dehors, en grognant : « Disparaissez, espèce de pédé à la con ! » « Tordu d'enculeur de porc ! [Fou rire] Si je n'étais pas malade je vous aurais botté le cul sur tout le chemin du Bowling Green – allumé de métèque suceur de sperme. Le Mace, c'est trop bon pour vous... On peut très bien se passer de gars dans votre genre au Kentucky. »
Fin...
Commentaire de Dr Gonzo junior / le 28/01/2011
Dans un premier temps je tiens à vous remercier, et pas d'un de ces merci de circonstances
que l'on fait par courtoisie lorsqu'on nous offre un gilet horrible qu'on ne portera probablement jamais. Ici le remerciement est plus profondément honnête, pour la traduction de ce texte mythique du génialissime Hunter. Quelle page m'a particulièrement plu? les deux pardis!!! Comment distinguer un paragraphe d'un autre dans la vie d'un authentique génie aussi allumé que brillant. Cet homme a été un héros. Un vrai héros je veux dire. Celui qui vous démontre par son existence que tout est possible et rien impossible. Ce salopard nous démontre aussi l'insignifiance de nos existences à tous. Je ne tiens pas à m'éterniser ici, c'est
le pays des chauves souris. Buy the ticket, take the ride.
Réponse de JCN / le 29/01/2011
Remerciements qui nous vont droit au processeur,
notre plaisir ayant toujours été un petit peu le loisir des autres...
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